Spectacles célestes : prologue
Avant de devenir un dispositif majeur de l’industrie du divertissement et de la société de consommation, le spectacle – spectaculum – est compris par Cicéron comme une « représentation donnée à un public » – telles les courses de char – et comme ce « qui attire le regard » (spectio) ; une chose visuelle donc. Les artefacts artistiques entrent dans ce domaine, comme l’atteste Vitruve dans le De Arch. qui emploie le terme au sujet des « sept merveilles (spectaculorum) du monde ».
Dans le De natura deorum, Cicéron parle encore du « rerum cælestium spectaculum », le « spectacle des choses célestes » : l’apparence et le mouvement des astres, plus largement les « phénomènes » observables et empiriques que sont les conjonctions planétaires, éclipses, météores et comètes.
Si l’attrait du cosmos n’a jamais quitté le monde occidental, sa représentation devient un véritable phénomène culturel dès l’aube de l’époque moderne.
Les raisons sont multiples : le souci qui émerge dès Pisano et Giotto d’une représentation plus naturaliste du monde (J. Greenstein), notamment des cieux et de ses phénomènes (N. Laneyrie-Dagen) ; l’essor d’une esthétique chrétienne visionnaire, qui fait de l’espace céleste le lieu privilégié de la manifestation du divin (D. Arasse ; A. Beyer, Ph. Morel et A. Nova) ; le développement de l’horlogerie mécanique qui reproduit, miniaturise et expose le mouvement des cieux (G. Dohrn-van Rossum) – aspect qui est au cœur de mes recherches actuelles.
Puis, il y a le cas des « spectacles célestes » contemporains : dans leur acception élargie, des phénomènes astronomiques connus comme les comètes – celle de 1471 observé par Regiomontanus ou la « grande comète » de 1577 – ou nouveaux comme les supernovae – celle de 1572 observée par T. Brahe et celle de 1604 étudiée par J. Kepler ; dans leur acception restreinte – objet central de ce projet -, ces « spectacles célestes » désignent des phénomènes inconnus et singuliers – l’apparition et l’observation dans l’espace céleste « de sphères », d’« arcs », de « cylindres » et autres formes -, empiriques mais échappant à toute compréhension objective.
Attestés en 1554 à Plech, en 1561 à Nuremberg (étudié par C. G. Jung), en 1566 à Bâle ou encore en 1628 à Oxford, sans compter les mentions écrites ou visuelles dans le Liber Chronicarum (1493), la Luzerner Chronik (1513), le Livre des miracles d’Augsbourg (1552), la chronique dite Wickiana (1560-1587) pour ne citer que quelque exemples connus -, ces « Himmelsspektakel » ont connu grâce à l’imprimerie une diffusion dans l’ensemble des strates sociales, avec leur lot d’interprétation symbolique (chrétienne souvent) créant les conditions d’émergence d’un savoir astronomique « populaire », en ce qu’il s’oppose à celui des mathématiciens et des astronomes.
Un phénomène matériel et géographique à circonscrire
Si les sources relevant des « Spectacles célestes » ont depuis longtemps été un objet d’intérêt dans l’historiographie germanophone à partir de l’étude des flugblätter, les tracts imprimés (A. Janeck ; C. Hofmann-Randall), elles font depuis récemment l’objet d’analyse plus précise en littérature (E. Reeves), en histoire des sciences (D. Tessicini et P. Boner ; R. Olson), maintenant en histoire et en histoire de l’art (J.-J. Berns et T. Rahn ; D. Gruber ; S. Salatowsky et K.-H. Lotze).
L’intérêt fécond notamment pour l’histoire du journalisme a permis de clarifier les conditions de production et de diffusion de ces objets entre savants, écrivains, graveurs, éditeurs et diffuseurs. Néanmoins, leur rôle dans la définition d’une culture visuelle des cieux reste encore à éluder, en étendant la réflexion à échelle européenne (Europe du Sud et Europe de l’Est) et même mondiale (Mexique et Asie) au travers de l’étude d’autres sources matérielles et visuelles : enluminures, aquarelles, dessins, peintures, tracés ou croquis présents dans des chroniques, des traités cosmographiques, des ouvrages d’astronomie, des écrits théologiques, etc.
Il s’agit aussi de comprendre les conditions de possibilité et d’existence de ces artefacts visuels eu égard aux contextes sociaux, culturels et politiques, en particulier les rôles croisés des artistes, des scientifiques (les astronomes et les mathématiciens formés à l’université), des savants amateurs et des « consommateurs » de tout ordre. En somme, comprendre ces « spectacles célestes », pour parler avec G. Debord, sous l’angle d’un « rapport social entre des personnes médiatisé par des images », seule manière selon nous de parvenir à une histoire dépassant les hiérarchies entre les types de producteurs et les différentes techniques artistiques.
Des origines de la culture visuelle astronomique « populaire »
Intitulé Spectacles célestes. Images, savoirs et croyances à l’époque moderne, cette recherche vise à analyser les interactions complexes entre les formes visuelles et graphiques, les savoirs, les croyances, les pratiques sociales et économiques ainsi que les techniques ayant contribué à redéfinir la culture visuelle des cieux dans le contexte de la « révolution scientifique ».
Sa première ambition est de dépasser la classique approche astrologique et astronomique des œuvres d’art de la première modernité, non pour l’écarter mais pour la réinsérer dans un corpus visuel plus large. À travers ce déplacement, il devient possible d’interroger la progressive constitution dès le XVe siècle, parallèlement à une culture « humaniste » et « universitaire » – relevant du quadrivium -, d’une culture astronomique « populaire » et « quotidienne », s’affirmant comme la matrice de savoirs relevant de la « parascience » voire de la « pseudo-science » (J. Rostand).
Méthodologie et outils : cartographie et interdisciplinarité
Toute possibilité d’analyse globale du phénomène culturel et visuel des « spectacles célestes » passe nécessairement par le repérage et l’identification des sources primaires qui doit permettre dégager un corpus significatif (200 objets environ) entre le XVe et le XVIIIe siècle.
Ce travail sera mené d’abord à partir de la bibliographie existante mise en évidence plus haut (J.-J. Berns et T. Rahn ; D. Gruber ; S. Salatowsky et K.-H. Lotze), sur les corpus déjà constitués au sein de certaines institutions (ZI de Zurich, Herzog August Bibliothek, Bodleian Libraries d’Oxford), avant d’engager des recherches de terrain dans différentes collections artistiques et scientifiques (Biblioteka Narodowa en Pologne et Biblioteca Nacional de España notamment).
Ce corpus fera ensuite l’objet d’une cartographie (de type QGIS) par type de techniques, date de création, lieux de diffusion afin de visualiser les données dans leur contexte spatial et temporel.
Une fois seulement cette étape réalisée, il sera possible d’engager l’analyse de ces documents visuels à partir d’une approche croisant l’histoire de l’art et l’histoire des sciences, tout en mobilisant des outils de l’histoire sociale, de l’histoire des techniques, des études littéraires ainsi que des études urbaines à partir d’axes de recherches multiples et complémentaires.
Axes de recherche
1. Contextes de production : analyse des différents contextes sociaux et culturels, politiques et religieux, scientifiques et artistiques qui ont déterminé la représentation des phénomènes célestes ;
2. Représentations visuelles : étude des différentes formes d’expression visuelle des spectacles célestes et de leurs spécificités matérielles et techniques ;
3. Usages sociaux et culturels : les images de « spectacles célestes » comme véhicules des savoirs et des croyances, mais aussi comme dispositifs de divertissement et de structuration des liens sociaux ;
4. Diffusion, circulations et interactions : saisir les réalités de ces objets dans l’espace urbain et en dehors d’une part, dans l’espace européen et mondial d’autre part.
5. Exposition et réception : analyser la nature épistémologique de ces images, leur place dans la constitution de savoirs de nature scientifique et parascientifique ;
6. La culture visuelle des cieux à la croisée de l’histoire de l’art et de l’histoire des sciences ;
Initiatives et résultats attendus
Ce projet est conçu pour aboutir en 2027 à un colloque international sur le thème des « spectacles célestes » dans la culture visuelle de la première modernité, préparé grâce à la tenue, d’une part, d’un séminaire annuel dès 2024 (détaillé plus bas) permettant de fédérer un groupe international de réflexion et, d’autre part, d’un carnet de bord en ligne donnant notamment accès à la cartographie des sources.
Les résultats attendus sont de triple nature :
1. Parvenir à une étude plus exacte de la culture des cieux à la première modernité, faisant la synthèse de quasiment un siècle de littérature scientifique ;
2. Favoriser l’interdisciplinarité de l’histoire de l’art en direction notamment de l’histoire des sciences pour en renouveler les méthodes ;
3. Apporter une contribution critique aux débats actuels sur l’image comme vecteurs de savoirs et au champ des humanités spatiales.
Florian Métral